15
La mort planait au-dessus d’eux dans la nuit glacée. Dans l’ombre, devant eux, un grand organisme attaqué par la corrosion était en train de mourir. La formé fissurée laissa échapper sur la route et sur le trottoir un liquide épais. Une flaque bouillonnante d’humidité s’élargit autour de la chose.
Pendant un instant, Hamilton ne parvint pas à la reconnaître. La forme trembla légèrement en s’affaissant sur un côté. La lumière des étoiles se reflétait faiblement sur ses vitres brisées. Puis, comme du bois pourri, la carrosserie de la voiture céda et s’affaissa. Pendant qu’il regardait, le capot s’ouvrit comme un œuf ; des morceaux de métal rouillé en surgirent et tombèrent à terre, à demi noyés dans le mélange d’eau, d’essence et d’huile.
Pendant une seconde, le châssis massif de la voiture parut reprendre un peu de consistance. Puis, avec un craquement sinistre, les restes du moteur s’effondrèrent sur leurs supports corrodés et s’écrasèrent sur le sol. Le bloc-moteur se brisa en deux et le tout s’éparpilla en une multitude de fragments indiscernables.
— Eh bien, dit le chauffeur de Tillingford, résigné, c’est fini.
Exaspéré, Tillingford lança un coup d’œil à l’épave qui avait été sa Cadillac. La colère monta visiblement en lui.
— Tout s’en va, dit-il.
Brutalement, il donna un coup de pied aux débris de la voiture ; la Cadillac acheva de s’effondrer en un tas informe de métal qui se fondit dans les ombres de la nuit.
— Ça ne sert à rien, fit remarquer un de ses hommes. Vaut mieux la laisser.
— Nous allons avoir des difficultés pour regagner l’usine, dit Tillingford, secouant son pantalon pour ôter un peu de l’huile qui l’imprégnait. Il va nous falloir traverser le quartier ouvrier qui nous en sépare.
— Ils ont dû construire une barricade sur la route, acquiesça son chauffeur.
Dans la demi-obscurité, les durs étaient impossibles à distinguer les uns des autres ; de chaque côté de Hamilton se trouvait une espèce de géant à l’aspect germanique, aux traits de brute dépourvue d’émotion.
— Combien d’hommes avons-nous ici ? demanda Tillingford.
— Trente, fut la réponse.
— Vaut mieux allumer un phare, suggéra un autre dur, apparemment sans conviction. Il fait trop sombre pour qu’on les voie approcher.
Se frayant un chemin vers le Dr Tillingford, Hamilton dit d’une voix dure :
— Est-ce que tout cela est sérieux ? Croyez-vous vraiment que…
Il se tut. Une brique venait de s’écraser sur les vestiges de la Cadillac. Dans les ténèbres, des silhouettes indistinctes couraient et s’aplatissaient.
— Je vois, dit-il, plein d’angoisse.
Et comprenant soudain.
— Oh, mon Dieu, dit faiblement Marsha. Comment pourrons-nous résister ?
— Nous ne pourrons peut-être pas, dit Hamilton.
Un autre projectile traversa les ténèbres. En tremblant, Marsha s’approcha de Hamilton.
— Il m’a presque touchée. Nous sommes juste au milieu ; ils vont s’entre-tuer ici.
— Dommage qu’il ne vous ait pas atteinte, dit tranquillement Edith Pritchett. Nous en aurions fini.
Marsha, surprise, poussa un cri étouffé de désespoir. Autour d’elle, les visages durs des membres du groupe étaient blêmes dans la lumière nette du phare.
— Vous le croyez tous. Vous pensez tous que je suis communiste.
Tillingford se retourna tout d’une pièce. Une frayeur presque hystérique apparut sur son visage brutal, vicieux.
— C’est vrai. Je l’oubliais. Vous étiez tous à un pique-nique du Parti.
Hamilton voulut le nier. Mais une grande lassitude l’envahit. Dans ce monde, ils avaient probablement participé à un pique-nique communiste, à un rallye progressiste, avec des danses populaires, des chants de l’Espagne républicaine, des slogans, des discours et des pétitions.
— Eh bien, dit-il doucement à sa femme, nous avons fait du chemin. Trois mondes pour en arriver là.
— Que veux-tu dire ?
— J’aurais préféré que tu me l’aies dit.
— Tu ne me crois pas, alors.
Ses yeux étincelèrent. Sa main pâle et mince s’éleva dans l’obscurité en un éclair et elle gifla Hamilton, lui infligeant une douleur cuisante et lui faisant voir mille chandelles. Puis, presque immédiatement, sa colère tomba :
— Ce n’est pas vrai, dit-elle sans espoir.
Frottant sa joue meurtrie, Hamilton fit :
— C’est intéressant. Nous disions que nous ne pouvions rien savoir avant d’avoir visité l’intérieur de l’esprit des gens. Eh bien, nous l’avons fait. Nous étions dans l’esprit de Silvester ; nous étions dans celui d’Edith Pritchett. Nous avons partagé la folie de Miss Reiss…
— Si nous la tuons, dit Silvester d’une voix égale, nous sortirons de ce monde.
— Et nous regagnerons le nôtre, dit Mc Feyffe.
— Ne la touchez pas, les avertit Hamilton. Ne touchez pas à ma femme.
Un cercle hostile les entourait ; celui des membres du groupe. Pendant un certain temps, personne ne bougea ; la tension les rendait muets tous les six et leurs bras pendaient rigidement le long de leur corps. Puis Laws haussa les épaules et se décontracta. Se retournant, il s’éloigna lentement.
— Laissez tomber, dit-il par-dessus son épaule. Laissez Jack s’occuper d’elle. C’est son affaire.
La respiration de Marsha était rapide et entrecoupée de sanglots.
— C’est si terrible… Je ne comprends pas. (Elle hocha la tête.) Cela n’a pas de sens.
Les pierres pleuvaient autour d’eux. De l’ombre montaient des sons rythmés qui s’enflèrent jusqu’à devenir des chants. Tillingford écoutait et ses traits cruels se teintèrent d’amertume.
— Vous les entendez ? dit-il à Hamilton. Ils sont là, se cachant dans l’obscurité. (Sa face grossière se crispa es un spasme de mépris.) Des bêtes.
— Docteur, protesta Hamilton, vous ne pouvez croire tout cela. Vous devez savoir que vous n’êtes pas réellement ainsi.
Sans même le regarder, Tillingford dit :
— Allez rejoindre vos amis rouges.
— N’y a-t-il pas d’autre possibilité ?
— Vous êtes un communiste, dit Tillingford d’une, voix sans timbre. Votre femme est une communiste. Vous êtes une abjection. Vous n’avez rien à faire dans mon usine, ni dans aucune société décente. Filez et restez là-bas.
Un moment plus tard, il ajouta :
— Retournez à votre pique-nique communiste.
— Allez-vous vous battre ? demanda Hamilton.
— Bien entendu.
— Vous allez tirer ? Vous allez tuer ces gens-là ?
— Si nous ne le faisons pas, dit Tillingford, sur le ton de la logique, ils nous tueront. C’est comme ça que sont les choses ; ce n’est pas de ma faute.
— Cela ne peut pas durer, dit Laws, dégoûté, à Hamilton. On dirait des pantins dans une pièce communiste de mauvaise qualité. C’est une vulgaire parodie… La Vie en Amérique. On peut presque voir le monde réel au travers.
Une rafale rageuse rompit le silence ; sur le toit d’une maison proche, les ouvriers avaient monté en silence une mitrailleuse.
De petits nuages de fumée s’élevèrent du sol en rangées régulières tandis que la ligne de feu se rapprochait avec une rapidité inquiétante. Tillingford se jeta à terre et s’abrita derrière les restes de sa Cadillac. Ses hommes, rampant et courant, ouvrirent à leur tour le feu. Une grenade à main fut balancée dans l’obscurité ; Hamilton se plia en deux et roula sur le côté tandis qu’une colonne de flammes lui sautait au visage. Lorsque le bruit eut cessé, et que la fumée se fut dispersée, il put voir un profond entonnoir à demi rempli de débris. Quelques-uns des hommes de main de Tillingford se trouvaient là, leurs corps inertes tordus en d’incroyables postures.
Hamilton fixait d’un regard morne ces corps brisés, et Laws lui souffla quelque chose à l’oreille.
— Ne vous rappellent-ils rien ? Regardez-les bien ?
Hamilton ne parvenait pas à distinguer avec précision les détails de la scène. Mais une des formes immobiles lui sembla familière. Surpris, il se pencha vers elle. Qui donc était cette personne qui gisait parmi ces débris, à demi recouverte de poussière et de morceaux de ciment, noire de cendres ?
— C’est vous, dit doucement Laws. Et c’était vrai. Les contours flous du monde réel tremblaient, s’effaçaient et revenaient, perceptibles derrière cet écran de fantaisie. Comme si même le créateur de cette scène éprouvait certains doutes. Le ciment couvert de gravats n’était pas celui d’une route, c’était le sol du bévatron. Ici et là, gisaient d’autres silhouettes familières. Elles revenaient lentement à la vie et bougeaient faiblement.
Quelques techniciens et quelques infirmiers se frayaient un chemin au travers des ruines fumantes. Ils choisissaient leur itinéraire avec soin, progressaient avec une lenteur insupportable, se mouvaient avec précaution, prenaient garde de ne pas s’exposer eux-mêmes au danger. Quittant les maisons proches, ils sautèrent sur le sol, dans la rue… mais était-ce bien une rue ?
Cela ressemblait plutôt maintenant aux murs du bévatron, et à des échelles de secours. Et les brassards rouges des travailleurs se transformaient en brassards de la Croix-Rouge. Hamilton essaya de distinguer nettement les deux endroits et les deux situations.
— Ce ne sera pas long, dit tranquillement Miss Reiss.
Lorsque son univers s’était effondré, elle avait réapparu, toujours égale à elle-même, dans son long manteau de velours, portant ses lunettes d’écaillé et serrant contre elle son précieux sac.
— Ce complot-ci n’est pas très efficace. Il est loin d’être aussi bien construit que le dernier.
— Vous avez trouvé le dernier convaincant ? demanda, d’une voix de glace, Hamilton.
— Oh, bien sûr. Au début j’y ai presque cru. Je pensais… (Miss Reiss eut un sourire intensément fanatique.) C’était tellement astucieux, vraiment. J’ai presque cru que j’étais dans mon monde. Mais, bien entendu, lorsque je suis entrée chez moi, j’ai compris ta réalité. Lorsque j’ai trouvé des lettres de menace sur la table du hall…
Tremblant et s’agenouillant à côté de son mari,
Marsha dit :
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout semble si confus.
— C’est presque fini, dit Miss Reiss, lointaine. Pleine d’espoir, Marsha se pencha vers son mari.
— Est-ce vrai ? Allons-nous nous éveiller ?
— Peut-être, répondit Hamilton. Nous sommes quelques-uns à le penser.
— C’est merveilleux.
— Vraiment ?
De la terreur apparut sur le visage de Marsha.
— Bien sûr. Je déteste ce monde-ci… je ne puis pas le supporter. Il est si étrange. Si terrible, si impitoyable.
— Nous en reparlerons plus tard.
Il fixait Tillingford. Le gros capitaliste avait rassemblé ses hommes et leur parlait à voix basse.
— Ces salauds, dit doucement Laws, n’en ont pas encore fini. Avant que nous soyons sortis de ce monde, nous aurons l’occasion de voir une belle bagarre.
Tillingford avait terminé sa petite conférence. Indiquant Laws, il dit :
— Pendez-le. Cela en fera toujours un de moins.
Laws grimaça avec aplomb :
— Encore un négro lynché. Les capitalistes passent leur temps à ça.
Incrédule, Hamilton éclata presque de rire. Mais Tillingford était sérieux ; mortellement sérieux.
— Professeur, dit Hamilton d’une voix lourde, ce monde existe seulement parce que Marsha y croit. Vous tous, cette scène délirante n’existent que dans son esprit et elle l’abandonne déjà. Ce n’est pas réel, ce n’est qu’une illusion de sa part. Ecoutez-moi.
— Et ce rouge, dit Tillingford d’une voix lasse en épongeant son front ensanglanté avec un mouchoir de soie. Cette flopée de rouges, arrosez-les d’essence après la raclée. Nous aurions dû rester à l’usine. Nous étions en sécurité, là-bas, au moins pour un certain temps. Et nous aurions pu mettre sur pied une meilleure formule de défense.
Comme des ombres fantomatiques, les travailleurs rampaient dans la poussière. Des grenades explosèrent ; l’air était lourd de cendres et de fragments indistincts qui retombaient en une pluie silencieuse.
— Regardez, dit David Pritchett, effrayé.
Sur le ciel noir de la nuit, de grandes lettres se dessinaient. C’étaient des traînées lumineuses, incertaines, brumeuses, qui s’arrangeaient peu à peu et formaient des mots. Des slogans d’encouragement écrits à la diable sur le tableau obscur du ciel et qui se désagrégeaient rapidement.
Nous arrivons.
Tenez bon.
Combattants de la Paix.
Debout.
— Tout à fait réconfortant, dit Hamilton, révolté.
Dans l’obscurité le chant avait monté d’un ton. Le vent froid portait des bribes de couplets au petit groupe à demi caché.
— Peut-être nous sauveront-ils, dit Mrs Pritchett d’une voix incertaine. Mais ces mots sont si terribles… ils me font une si drôle d’impression.
Les hommes de Tillingford s’affairaient, rassemblaient des blocs de béton, et fortifiaient leurs positions. Ils étaient à peine visibles au travers des nuées de poussière et de fumée. Par moments, un visage dur et osseux était éclairé par l’éclat d’une lampe, entrait fugitivement dans le champ de vision, puis retournait dans l’anonymat grouillant de l’ombre. Hamilton essaya de se souvenir de ce qu’ils lui rappelaient. Ces chapeaux tirés sur l’œil, ces nez brisés.
— Des gangsters, lui dit Laws. Les gangsters de Chicago pendant les années trente.
Hamilton acquiesça :
— Tout cela correspond parfaitement avec ce genre d’histoires. Elle doit en avoir une connaissance approfondie.
— Laissez-la tranquille, lui dit Hamilton, sans beaucoup de conviction.
— Et que va-t-il y avoir d’autre ? demanda ironiquement Laws en se tournant vers la forme prostrée de Marsha. Les bandits capitalistes deviennent fous de désespoir ? C’est bien ça ?
— Ils semblent déjà plutôt désespérés, fît remarquer Arthur Silvester, de sa voix sombre habituelle.
— Des gens tellement déplaisants, dit en tressaillant d’appréhension Mrs Pritchett. Je ne m’étais jamais rendu compte que de tels hommes existaient réellement. À ce moment précis, un des slogans qui étincelaient dans le ciel explosa. Des fragments de mots enflammés dégringolèrent et mirent le feu à tout ce qu’ils touchèrent. Jurant et tapant sur ses vêtements, Tillingford battit en retraite ; une braise était tombée sur lui et avait mis le feu à son manteau. À sa droite, son petit groupe de durs était à demi enseveli sous un immense profil incandescent de Boulganine qui s’était décroché du ciel et avait chu sur eux.
— Enterrés vivants, dit Laws, avec satisfaction.
D’autres mots étaient en train de tomber. Le mot paix, gigantesque, avait atterri sur la petite maison de Hamilton ; le toit était déjà enflammé, ainsi que le garage et le linge qui pendait. Découragé, il vit de hautes flammes s’élever vers le ciel. Mais il n’entendit point d’appels de sirènes dans la ville obscure. Les rues et les maisons demeurèrent silencieuses, closes, indifférentes à l’incendie.
— Seigneur, dit craintivement Marsha, j’ai l’impression que ce grand mot de coexistence est en train de se défaire.
Accroupi au milieu de ses hommes, Tillingford avait perdu tout contrôle de la situation.
— Des bombes et des balles, répétait-il, sans se lasser, d’une voix basse et monotone. (Quelques membres seulement de sa bande de durs avaient survécu.) Des bombes et des balles ne les arrêteront pas. Ils se mettent en marche.
Dans la nuit crevée de flammes, une ligne d’ombres progressait. Le chant s’était élevé en un crescendo d’excitation ; il planait sur le champ de bataille, annonçant les hommes qui se frayaient un chemin entre les monceaux de ruines embrasées.
— Viens, dit Hamilton.
Et, serrant la main de sa femme, il l’entraîna à vive allure dans le chaos qui les environnait.
Trouvant instinctivement son chemin, Hamilton conduisit sa femme tout autour de leur maison embrasée, en direction du petit jardin. Une partie de la clôture avait complètement brûlé et s’était effondrée ; traînant Marsha, il s’ouvrit un chemin entre les débris fumants et pénétra dans la cour obscure qui faisait suite. Les maisons environnantes étaient autant de formes opaques qui émergeaient à peine, sinistrement, de la nuit. Ici et là, apparaissaient soudain des hommes en train de courir ; les travailleurs sans visage, interchangeables, se précipitaient vers le lieu du combat. Puis, lentement, les silhouettes et le bruit des armes s’estompèrent Le crépitement des flammes faiblit Ils se trouvaient en dehors de la bataille.
— Une minute. (Laws et Mc Feyffe apparurent derrière eux, essoufflés.) Tillingford est devenu fou, chuchota Laws. Bon Dieu, c’est une drôle de bagarre.
— Je ne peux pas le croire, marmonna Mc Feyffe, le visage grimaçant. Ils sont à quatre pattes. Couverts de sang et de poussière. Ils se battent comme des animaux.
Devant eux palpitaient des lumières.
— Qu’est-ce que c’est encore ? demanda Laws, inquiet. Nous ferions mieux de nous tenir à l’écart. C’était la partie de Belmont réservée aux affaires.
Mais elle ne ressemblait à rien de ce qu’ils avaient connu.
— Eh bien, dit Hamilton sur un ton acide, nous aurions dû nous y attendre.
C’était un quartier de taudis tout baigné d’écœurantes lumières. Des boutiques inquiétantes, hideuses, louches, avaient poussé comme des champignons malsains. Des bars, des salles de jeux, des boulodromes, des maisons closes, des armureries, de partout, sortaient des bruits métalliques. Le tumulte assourdissant d’un orchestre de jazz était projeté dans la rue par de nombreux haut-parleurs accrochés à des arcs décorés vulgairement. Des enseignes de néon s’allumaient et aguichaient. Des soldats en armes erraient sans but, en quête, probablement, d’une façon particulièrement dépravée de dépenser leur argent.
Dans une vitrine, Laws vit quelque chose d’étrange. Des rangées de couteaux et de revolvers disposés dans des écrins de velours.
— Pourquoi pas, dit Laws. C’est la conception que les communistes se font des Etats-Unis, des villes de gangsters pleines de vice et de crime.
— Et les régions rurales, dit d’une voix morne Marsha. Des Indiens, des meurtres sauvages et des lynchages. Des bandits, des massacres, du sang versé.
— Vous paraissez bien informée, fit observer Laws. Désespérée, Marsha se laissa choir sur le sol.
— Je ne peux pas aller plus loin, leur annonça-t-elle. Les trois hommes s’arrêtèrent, hébétés, ne sachant pas quoi faire.
— Viens, lui dit Hamilton d’une voix rogue. Tu vas geler.
Marsha ne répondit pas. Frissonnante, elle se recroquevilla, le visage baisse, les bras serrés sur sa poitrine, s’efforçant de protéger son corps mince de la morsure du froid.
— Nous devrions la mettre à l’abri, suggéra Laws. Peut-être dans un de ces restaurants.
— Cela ne sert à rien de continuer, dit Marsha à son mari. Tu ne crois pas ?
— Je pense que non, répondit-il simplement.
— Tu t’en fiches que nous revenions ou non.
— Non.
— Puis-je dire quelque chose pour…
Hamilton, qui se tenait derrière elle, désigna ce qui les entourait :
— Je puis voir les choses comme elles sont. Il faut les prendre comme ça.
— Je suis désolé, dit Mc Feyffe, avec gaucherie.
— Ce n’est pas votre faute, répondit Hamilton.
— Mais je me sens responsable.
— Tâchez de l’oublier. (Se penchant vers sa femme, Hamilton posa sa main sur son épaule tremblante.) Allons-y chérie. Tu ne peux pas rester ici.
— Même s’il n’y a nulle part ailleurs où aller ?
— Même s’il n’y a nulle part où aller. Même si nous avons atteint le bout du monde.
— Ce qui est le cas, dit brutalement Laws.
Hamilton ne put lui répondre. Se baissant, il remit sa femme sur ses pieds, et elle se laissa faire, sans rien dire. Dans le froid et dans l’obscurité, elle n’était rien de plus qu’une mécanique obéissante.
— Cela me semble terriblement loin, fit remarquer Hamilton, lui tenant la main, ce jour où je t’ai trouvée dans la salle d’attente et où je t’ai dit que le colonel T.E. Edwards voulait me voir.
Marsha acquiesça de la tête.
— Le jour où nous avons visité le bévatron.
— Pensez-y, dit d’une voix rauque Mc Feyffe. Si vous ne l’aviez pas visité, vous n’auriez jamais su.
Les restaurants étaient trop ostensiblement luxueux. Des garçons en uniforme s’inclinaient avec obséquiosité ; des hommes aux allures de rat qui furetaient entre les tables richement dressées. Hamilton et son petit groupe erraient sans but. Les trottoirs étaient presque déserts ; par moments, une silhouette en haillons les croisait ; une ombre pliée en deux qui luttait contre le vent en rasant les murs.
— Un yacht, dit Laws, sans la moindre trace d’humour.
— Hein ?
— Un yacht. (Laws indiqua une immense vitrine brillamment illuminée.) Des tas de yachts. Vous voulez en acheter un ?
Dans d’autres vitrines étaient exposés des fourrures coûteuses et des bijoux. Des parfums, des produits d’importation… et toujours les mêmes restaurants avec leurs maîtres d’hôtel pliés en deux et leurs uniformes incroyables. Des groupes de gens en loques jetaient un coup d’œil à l’intérieur, sans oser et sans pouvoir entrer. Une fois, une carriole tirée par un cheval remonta la rue. Une famille aux yeux éteints était installée sur un tas de pauvres biens.
— Des réfugiés, expliqua Laws. Ils viennent du Kansas en pleine sécheresse. Du Dust Bowl. Vous vous souvenez ?
Devant eux s’étendait le vaste quartier des bordels.
— Eh bien, dit brusquement Hamilton. Qu’en dites-vous ?
— Qu’avons-nous à perdre ? dit Laws. Nous avons été aussi loin que nous avons pu ; il ne nous reste rien.
— Nous pouvons aussi bien en profiter et nous détendre un peu, murmura Mc Feyffe. Tant que ça dure. Avant que ces damnées ruines ne s’effondrent totalement.
Sans un mot de plus, ils se dirigèrent tous les quatre vers les enseignes étincelantes, les panneaux publicitaires qui vantaient les mérites d’une bière, et vers tes trompettes hurlantes. Vers ce bon vieux Bon Port.
Très lasse, Marsha s’assit à une table, dans un coin.
— Il fait bon, ici, dit-elle. C’est gentil et chaud.
Hamilton étudia la salle ; elle était amicale, les cendriers étaient convenablement pleins, et il y avait un peu partout sur les tables de respectables collections de bouteilles vides. Le Bon Port n’avait pas changé. Comme d’habitude, un groupe d’ouvriers étaient accoudés au bar, le visage vide d’expression, et buvaient lentement leur bière. Le plancher était jonché de mégots. Le barman essuyait interminablement la surface du zinc de son torchon sale, et il fît signe à Mc Feyffe lorsqu’ils s’assirent autour de Marsha.
— Bon de s’asseoir, grogna Mc Feyffe.
— Tout le monde prend une bière ? demanda Laws. Ils acquiescèrent et il se dirigea vers le bar.
— Nous venons de loin, dit faiblement Marsha, ôtant son manteau. Je n’arrive pas à croire que je suis déjà venue ici, auparavant.
— Probable que non, fit Hamilton.
— Est-ce que tu avais l’habitude de venir ici, toi ?
— Nous avions tous pris l’habitude de boire un peu de bière ici. Quand je travaillais pour le colonel Edwards.
— Oh, dit Marsha. Je me souviens, maintenant. Tu m’en as parlé.
Laws réapparut, portant quatre bouteilles de bière, et s’assit avec précautions.
— Servez-vous, dit-il.
— Vous avez remarqué quelque chose ? dit Hamilton en goûtant sa bière. Regardez les gosses.
Il y avait un peu partout, dans les coins sombres du café, des adolescents. Fasciné, il observa une jeune fille, qui n’avait certainement pas plus de quatorze ans, se diriger vers le bar. C’était nouveau ; il ne se souvenait de rien de tel. Dans le monde réel… Cela semblait si loin dans le passé. Et pourtant cette fantaisie communiste oscillait autour de lui, et paraissait brumeuse et incertaine. Le bar, les rangées de bouteilles et de verres se fondirent en un brouillard indistinct. Les jeunes gens qui buvaient, les tables, les canettes de bière s’évanouirent dans une obscurité nébuleuse ; il ne parvenait plus à distinguer même le fond de la salle. Les lettres de néon qui signalaient : HOMMES et FEMMES, n’étaient plus visibles.
Il s’abrita les yeux de la main et, regardant de côté, s’efforça de mieux percer l’obscurité. Au-delà des tables et des clients, par-delà une longue distance, il apercevait une ligne confuse de lumière rouge. Quels étaient donc ces signes ?
— Pouvez-vous lire cela ? demanda-t-il à Laws en indiquant la chose.
— Cela ressemble à Sortie de secours, dit Laws.
Un moment plus tard, il ajouta :
— Cela se trouve sur le mur du bévatron. Pour le cas où il y aurait un incendie.
— Cela me semble être plutôt HOMMES et FEMMES, dit Mc Feyffe. C’est en tout cas comme ça que je l’ai toujours lu.
— Question d’habitude, dit Hamilton.
— Pourquoi est-ce que ces gosses boivent ? demanda Laws. Et pourquoi se droguent-ils ? Regardez-les, ils sont complètement camés, j’en donnerais ma tête à couper.
— Coca-Cola, drogue, alcool, sexe, dit Hamilton.
Toute la dépravation du système. Ils travaillent probablement dans des mines d’uranium. (Il ne parvenait pas à masquer l’amertume de sa voix.) Et quand ils grandiront, ils deviendront des gangsters et porteront des fusils à canon scié.
— Les gangsters de Chicago, insista Laws.
— Puis ils iront dans l’Armée pour tuer des indigènes et brûler leurs villages. C’est le genre de système que nous avons, ce pays est comme ça. Il fabrique des tueurs et des exploiteurs.
Se tournant vers sa femme, il dit :
— Juste, n’est-ce pas, chérie. Les gosses se droguent, les capitalistes ont du sang sur les mains, et des bandes d’enfants affamés fouillent les poubelles.
— Voici une de tes amies, dit doucement Marsha.
— Une de mes… ?
Surpris, Hamilton se retourna avec scepticisme sur sa chaise.
Une mince et capiteuse blonde, la bouche spectaculairement entrouverte, et les cheveux retombant sur les épaules, se frayait un chemin entre les ombres et se dirigeait vers eux. Il ne la reconnut pas tout d’abord. Elle portait une blouse de filet, largement décolletée et froissée. Son visage était couvert de maquillage. Sa jupe étroite était fendue presque jusqu’en haut des cuisses. Elle ne portait pas de bas et ses pieds nus étaient mal protégés par de vieilles sandales. Sa poitrine était formidablement développée. Lorsqu’elle s’approcha de la table, un nuage de parfum et de tiédeur les enveloppa… un ensemble complexe d’odeurs qui ranima des souvenirs non moins complexes.
— Hello, fit Silky d’une voix basse et voilée. (Se penchant vers lui, elle lui donna un bref baiser sur une tempe.) Je t’attendais…
Se levant, Hamilton lui offrit une chaise.
— Asseyez-vous.
— Merci (Elle s’assit et jeta un coup d’œil sur le petit groupe.) Bonjour, Mrs Hamilton, dit-elle à Marsha. Salut, Charley. Salut, Mr Laws.
— Puis-je vous poser une question ? demanda Marsha.
— Bien sûr.
— Quelle pointure de soutien-gorge portez-vous ?
Sûre d’elle-même, Silky ouvrit sa blouse et ses seins magnifiques apparurent.
— Est-ce que cela répond à votre question ? Elle ne portait pas de soutien-gorge. Rougissant, Marsha battit en retraite.
— Oui, merci.
Fasciné par la poitrine incroyable de la fille, Hamilton fit :
— Je pense que le soutien-gorge est un truc des capitalistes, destiné à tromper les masses.
— Il s’agit bien de masses, dit Marsha, plaisantant à demi mais ce qu’elle avait vu lui avait ôté toute combativité. Vous devez éprouver quelques difficultés à retrouver les objets que vous avez laissé tomber, dit-elle à Silky.
— Dans une société communiste, énonça Laws, le prolétariat ne laisse jamais rien tomber.
Silky eut un sourire absent. Effleurant ses seins de ses doigts longs et minces, elle demeura plongée dans ses pensées pendant un instant. Puis, avec un frisson, elle referma sa blouse, tira ses manches et croisa ses mains sur la table.
— Quoi de neuf ?
— Une belle bataille, dit Hamilton. Les vampires de Wall Street contre les ouvriers héroïques, aux yeux clairs, et la chanson aux lèvres.
Silky le regarda d’un air incertain.
— Qui a l’air de gagner ?
— Eh bien, dit Hamilton, les ignobles vipères fascistes semblent définitivement enterrées sous les slogans enflammés.
— Oh, regardez, dit Laws. Là, dans le coin.
Dans le coin du café se trouvait la distributrice automatique de cigarettes.
— Vous vous en souvenez ? demanda Laws à Hamilton.
— Sûr.
— Et voilà l’autre.
Laws désigna la distributrice de bonbons, dans l’autre coin de la salle, presque perdue au milieu d’ombres mouvantes.
— Vous vous souvenez de ce que nous en avons fait ?
— Bien sûr. Nous avions fait produire à cette machine du cognac français de la meilleure qualité.
— Nous voulions transformer la société, dit Laws. Nous allions rebâtir le monde. Pensez à ce que nous aurions pu faire, Jack.
— J’y songe.
— Nous aurions pu produire en n’importe quelle quantité tout ce que les gens ont toujours désiré. De la nourriture, des médicaments, du whisky, des illustrés, des charrues, des contraceptifs. Et quel principe admirable.
— Le Principe de la Régurgitation Divine. La Loi de la Fission Miraculeuse, acquiesça Hamilton. Cela aurait eu son intérêt dans ce monde-ci.
— Nous aurions pu dépasser le Parti, acquiesça Laws. Il lui aurait fallu construire des barrages et de l’industrie lourde. Tout ce dont nous avions besoin, c’était d’un producteur de miracles.
— Plus une longueur de tube de néon, lui rappela Hamilton. Oui, c’aurait pu être drôle.
— Vous avez l’air si triste, dit Silky. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, répondit brièvement Hamilton. Rien du tout.
— Puis-je faire quelque chose ?
— Non. (Il sourit à peine.) Merci tout de même.
— Nous pourrions monter. J’ai une chambre. (Avec enthousiasme, elle écarta d’une caresse l’étoffe qui couvrait ses reins.) J’ai toujours tellement désiré coucher avec toi.
Hamilton lui donna une tape sur la main.
— Tu es une bonne fille. Mais cela n’arrangerait rien.
— Tu es sûr ?
D’un air engageant, elle lui montra ses cuisses chaudes et dorées.
— Nous nous sentirions mieux après… tu serais content.
— Un jour, peut-être, mais pas maintenant.
— Quelle charmante petite conversation, murmura Marsha, les traits tirés.
— Nous plaisantions seulement, lui dit doucement Hamilton. Je ne voulais pas te faire de peine.
— Mort au capitalisme des monopoles, lança Laws, d’une voix solennelle.
— Le pouvoir pour la classe ouvrière, répondit Hamilton.
— Pour une démocratie populaire des Etats-Unis, cria Laws.
— Pour un Soviet des Amériques Socialistes.
Quelques ouvriers levaient le nez de leurs verres, autour du bar.
— Parlez moins fort, chuchota Mc Feyffe, mal à l’aise.
— Ecoutez-moi, cria Laws, tapant sur la table avec son canif (Il ouvrit le canif et le brandit d’un air menaçant.) Je vais écorcher une de ces charognes de Wall Street, expliqua-t-il.
Hamilton le regarda avec suspicion :
— Les nègres ne portent pas de couteau sur eux. C’est un stéréotype bourgeois.
— Mais moi, je le fais, dit Laws.
— Alors, décida Hamilton, vous n’êtes pas un nègre. Vous êtes un crypto-nègre qui a trahi son groupe religieux.
— Groupe religieux ? répéta Laws, surpris.
— Le concept de race est un concept fasciste, expliqua Hamilton. Les Noirs forment un groupe religieux et culturel, rien d’autre.
— Bon Dieu, dit Laws, impressionné. Dites, cette histoire n’est pas stupide du tout.
— Veux-tu danser ? demanda Silky à Hamilton avec une brusque insistance. Je voudrais faire quelque chose pour toi…, tu semblés si terriblement désespéré.
— Je m’en remettrai, fit-il brièvement.
— Que pouvons-nous faire pour la révolution ? demanda Laws avidement. Qui faut-il tuer ?
— Cela n’a pas d’importance, dit Hamilton. N’importe qui. Tous ceux qui peuvent lire et écrire.
Silky et quelques-uns des ouvriers qui leur prêtaient attention échangèrent un coup d’œil.
— Jack, dit Silky, d’une voix soucieuse, il n’y a pas de quoi plaisanter.
— Certainement pas, reconnut Hamilton. Nous avons été presque lynchés par ce capitaliste dément, Tillingford.
— Liquidons Tillingford, cria Laws.
— Je le ferai, dit Hamilton. Je le liquéfierai et je le jetterai dans l’évier.
— C’est si bizarre de t’entendre parler de cette façon, dit Silky, les yeux fixés sur lui. Je t’en prie, Jack, ne parle plus ainsi. Cela me fait peur.
— Peur. Pourquoi ?
— Parce que… (Elle eut un geste hésitant.) J’ai l’impression que tu deviens ironique…
Marsha laissa échapper un rire nerveux.
— Oh, non, pas elle aussi.
Quelques-uns des ouvriers avaient quitté leurs tabourets de bar ; se frayant un chemin entre les tables, ils approchaient tranquillement. Les bruits qui emplissaient le café s’évanouirent. Le juke-box se tut. Dans l’arrière-boutique, les adolescents disparurent dans la brume imprécise.
— Jack, dit Silky, pleine d’appréhension, fais attention.
— Maintenant, j’aurais tout vu, dit Hamilton. Vous, politiquement active ! Vous ! une fille honnête, qui aime son foyer, n’est-ce pas ? Corrompue par le système.
— Par l’or des capitalistes, dit Laws, frottant son front noir et retournant sa bouteille de bière vide. Séduite par un infâme suborneur. Un ministre, probablement. Il a accroché sa virginité naturalisée au mur de sa bibliothèque, au-dessus de la cheminée.
Examinant la salle, Marsha fit :
— Ce n’est pas vraiment un bar, n’est-ce pas ? Cela ne fait que ressembler à un bar.
— C’est apparemment un bar, répliqua Hamilton. Que veux-tu que ce soit d’autre ?
— Mais en réalité, dit Marsha, en hésitant, c’est une cellule du Parti. Et cette fille est…
— Vous travaillez pour Guy Tillingford n’est-ce pas dit Silky. Je suis venue vous chercher là une fois.
— C’est vrai. Mais Tillingford m’a chassé. Le colonel Edwards m’a flanqué à la porte. Tillingford aussi… et je pense que ce n’est pas fini.
Hamilton s’aperçut, sans grand intérêt, que les ouvriers qui les entouraient étaient armés. Tout le monde était armé dans ce monde. Tout le monde était d’un côté ou de l’autre. Même Silky.
— Silky, dit-il à haute voix, êtes-vous bien celle que j’ai connue ?
Pendant un instant, la fille hésita.
— Bien sûr. Mais… (Elle secoua la tête ; ses boucles blondes se répandirent sur ses épaules.) Tout est tellement mélangé. Je n’y vois plus clair.
— Oui, acquiesça Hamilton. C’est une drôle de corrida.
— Je croyais que nous étions amis, dit Silky, l’air malheureux. Je pensais que nous nous trouvions du même côté de la barricade.
— C’est exact, dit Hamilton. Ou ça l’a été, autrefois. Quelque part, ailleurs. Très loin-d’ici.
— Mais… vous vouliez m’exploiter, n’est-ce pas ?
— Ma chère, dit-il tristement, j’ai toujours voulu vous exploiter. Tout le temps. En tous lieux et en tous pays, sur tous les mondes. Partout et toujours. Et je voudrais vous exploiter jusqu’à mon dernier souffle. Je voudrais m’emparer de vous et vous exploiter jusqu’à ce que votre gigantesque poitrine soit totalement desséchée.
— J’en étais sûre, dit Silky.
Pendant un instant, elle s’appuya contre lui sa joue reposant sur le nœud de sa cravate. Il joua avec une mèche de cheveux blonds qui retombait sur les yeux de Silky.
— Oh, dit-elle, je voudrais que les choses se soient passées différemment.
— Moi aussi, dit Hamilton. Je pourrai peut-être passer ici et boire un verre avec vous, de temps à autre.
— De l’eau teintée, dit Silky. Rien d’autre. Et le barman m’en donne juste un doigt.
Un peu comme un troupeau, les ouvriers s’étaient approchés et avaient sorti leurs armes.
— Maintenant ? demanda l’un d’eux.
S’écartant de Hamilton, Silky sauta sur ses pieds.
— Je pense que oui, murmura-t-elle, à voix très basse. Allez-y. Finissons-en.
— Mort aux chiens fascistes, dit Laws d’une voix caverneuse.
— Mort aux vendus, ajouta Hamilton. Pouvons-nous nous lever ?
— Certainement, dit Silky. Tout ce que vous voudrez. Je veux… Je suis désolée, Jack. Vraiment. Mais vous n’êtes pas de notre côté, n’est-ce pas ?
— Je crains que non, reconnut Hamilton, presque de bonne humeur.
— Vous êtes contre nous ?
— Probablement, admit-il. Je ne vois pas ce que je pourrais être d’autre, n’est-ce pas ?
— Est-ce que nous allons nous laisser assassiner ? protesta Marsha.
— Ce sont vos amis, dit Mc Feyffe, d’une voix lasse et défaite. Faites quelque chose. Dites quelque chose. Ne pouvez-vous discuter avec eux ?
— Cela ne servirait à rien, dit Hamilton. Ils ne discutent pas. (Se tournant vers sa femme, il la releva doucement.) Ferme les yeux, dit-il. Et détends-toi. Cela ne te fera pas beaucoup de mal.
— Que vas-tu faire ? murmura Marsha.
— Je vais nous tirer de là. Par la seule méthode qui semble fonctionner.
Les fusils cliquetèrent et s’élevèrent autour de lui. Il leva son poing, visa soigneusement, et sonna proprement sa femme au menton. Avec un léger tremblement, Marsha s’écroula dans les bras de Bill Laws. Hamilton souleva le corps inerte et se mit désespérément à la serrer dans ses bras. Désespérément, parce que les ouvriers impassibles étaient toujours aussi tangibles, qu’ils chargeaient leurs armes et qu’ils les mettaient en joue.
— Mon Dieu, s’étonna Laws. Ils sont encore là. Nous ne sommes pas dans le bévatron.
Etonné, il aida Hamilton à soutenir le corps inerte, totalement inconscient, de sa femme.
— Ce n’est donc pas le monde de Marsha, après tout.